#BalancetonEHPAD?
En France, depuis plusieurs jours, on peut lire ça et là des témoignages dénonçant les conditions de travail des soignants en résidences pour personnes âgées à travers le mot clé « #BalancetonEHPAD ». On évoque aussi la maltraitance qui en découle. En tant que soignante, j’ai vécu des situations similaires.
Avant de parler des solutions (ici), voici mon témoignage.
Infirmière intérimaire, je me présente dans l’unité à 7h ce matin là. C’est ma première fois ici et personne pour m’accueillir. Des aides-soignantes s’agitent autour de lits. Les draps virevoltent entre deux portes ouvertes. On me dit qu’un infirmier est dans l’unité d’à coté. Il a quelques minutes à m’accorder. Il ne me parle d’aucun résident et me montre un classeur dans lequel tout est noté. Enfin, tout… Les traitements et les soins au moins… Aujourd’hui, je serai seule. Si j’ai une question, je peux l’appeler, mais il me prévient: il a beaucoup de travail. Après quelques explications, il part en lâchant un “Fais au mieux”.
“Fais au mieux”. Un encouragement qui en dit long…
En quelques secondes, des soignantes qui ne m’avaient pas dit bonjour, me sollicitent pour donner les antidouleurs à la chambre X, l’insuline à la chambre Y (« la chambre »… mais ou est la personne?). “Tu n’as pas fait la glycémie à la chambre 32?! Trop tard, je lui ai donné son petit déjeuner!” “Tu lui a donné le comprimé? Mais il faut le piler pour elle! Une chance qu’elle n’ai pas fait une fausse route!”
A 10h, après avoir distribué seulement la moitié des médicaments, n’ayant pas commencé les soins, et pour la première fois de ma carrière, je décide d’alerter ma responsable. J’appelle la cadre de santé et lui fait part de mon retard:
– “Madame, je n’ai pas encore donné tous les médicaments, et je ne serais pas en mesure de faire les soins si ça continue”
– “Ne vous inquiétez pas, c’est normal”
– “Je crois que vous n’avez pas compris, je vais finir la distribution des médicaments à midi, donc certains résidents vont rater une dose de médicaments, et je ne pourrais pas faire les pansements. »
– “Oui, j’ai bien compris. Mais on a l’habitude, ne vous inquiétez pas, on sait que vous faites au mieux. Je vais passer vous voir”
Bon. Si on a l’habitude, tout va bien!
La distribution de médicaments a fini à midi, les résidents n’ont pas eu leurs traitements à temps, les soins ont été priorisés au plus urgent. TOUT – VA – BIEN. J’ai été à deux doigts de m’asseoir au sol, au milieu de l’unité, pour pleurer. Tout va bien. J’ai failli partir en courant. Mais je suis restée, par conscience professionnelle. Tant qu’on reste, c’est que tout va bien. Quelques heures plus tard, ma collègue de l’après midi prend le relai. Bien sur, elle me reproche de ne pas avoir fait les soins, je m’y attendais. Au moment de partir, et plus de 4 heures après mon appel , la cadre passe me voir:
– “ Finalement ce n’était pas si terrible, vous avez fait un bon travail.”
– “Non, je n’ai pas fait un bon travail. La moitié des soins va revenir à ma collègue de l’après-midi, les résidents n’ont pas eu leurs traitements à temps, je n’ai vu personne…”
– “Oui, je sais, ce n’est pas facile. Dites, je voulais juste m’assurer que vous serez là demain?”
C’est donc ça. C’est cette question qui l’a motivée à passer me voir. Je réalise alors que d’autres infirmières intérimaires n’ont pas tenu, ne sont pas revenues le lendemain. Comme je les comprends.
Demain, je serais dans une autre unité. Pourquoi ne pas me laisser auprès des mêmes résidents et avoir une chance d’être plus efficace? Je ne sais pas. Oui, je reviendrais demain. Je reviendrais parce que je m’y suis engagée. Mais aussi car je sais que si je ne viens pas, personne ne sera là, et la situation n’en sera que pire pour les résidents.
Demain, je travaille 12h. Jusqu’au soir, pas de collègue pour venir prendre le relai en milieu de journée. Je vous passe les maux de ventre qui m’ont animé jusqu’au lendemain. Bizarrement, on a souvent une boule au ventre dans ce métier… Le lendemain, ma journée de 12h se déroule dans les même conditions. Je ne connais pas les résidents mais je maitrise désormais l’utilisation de leur classeur. Grâce à mon expérience de la veille, un peu moins de retard. Le tour des médicaments se termine à 11h, pas si mal… Malgré mon efficacité toute relative, je sais que je finirais en retard. Vous vous souvenez des soins de la veille transférés à la collègue de l’après-midi? Aujourd’hui, je suis aussi la collègue de l’après-midi. La fin de journée est prévue à 18h30, je sais déjà que je suis bloquée ici jusqu’à au moins 20h.
Il est 16h, la responsable passe me voir.
– “Je voulais vous faire signer votre feuille de mission avant de partir”
– “Euh, d’accord. Mais je n’ai pas fini et je ne sais pas encore à quelle heure je vais terminer. Il est possible que je fasse du temps supplémentaire”
– “Pas de problème. Signez là puis vous mettrez l’heure à laquelle vous partez.” Comprenez: « Oui je sais, mais il n’y aura plus de responsable sur place à cette heure. »
Avant de la laisser partir, je décide de lui faire part de mon expérience.
Je lui parle difficulté, maltraitance, risque d’erreur de médicaments, manque de soutien. En plus de la santé des résidents, c’est aussi mon diplôme qui était en jeu. J’aurais aimé avoir une écoute ou un début d’explication: problème de budget? Un départ massif d’employés au même moment? Une surcharge temporaire dûe à je-ne-sais-quoi? A la place, elle me parle de la nouvelle unité qui vient d’ouvrir de l’autre côté de la cour, qui est formidable. Elle me présente ce projet qui va changer la vie des résidents… d’une autre unité. Je n’ai rien dit, dialogue de sourd. Elle est partie. Je suis restée jusqu’à 20h30. Le lendemain, j’appelais l’agence d’interim. Merci de ne plus jamais me proposer un remplacement là bas.
Dans sa réponse, j’ai eu le sentiment que cette responsable avait le besoin de me montrer ce qui est fait de bien. Je n’ai aucun doute sur ses bonnes intentions. J’aime penser qu’elle subit l’organisation en place. J’aime à croire que son manque d’écoute est une défense car elle non plus ne supporte pas cette situation. Je ne lui en veut pas.
Je ne dirais pas le nom de cet établissement. A vrai dire, je ne m’en souviens plus. C’était il y a 5 ans. De ces 2 jours, je ne me souviens d’aucun résident. Je ne visualise aucune chambre. Mon seul souvenir est cette détresse que j’ai ressentie, la conversation surréaliste avec la responsable et ce couloir terne éclairé aux néons. Je ne me souviens d’aucun résident. Ah si… Il y avait un homme en fin de vie dans le couloir de gauche. Sa femme est venue me voir plusieurs fois. Je suis passée une fois dans sa chambre, brièvement.